samedi 31 mai 2025

L’art opératif : le chaînon manquant entre stratégie et tactique

 


🧭 L’art opératif : le chaînon manquant entre stratégie et tactique

Introduction

Dans la pensée militaire, la distinction entre stratégie et tactique est bien établie : la stratégie fixe les objectifs globaux de la guerre, tandis que la tactique se concentre sur la conduite des combats individuels. Pourtant, au XXe siècle, un nouveau niveau de pensée militaire est apparu pour combler l’écart entre les deux : l’art opératif.

Souvent méconnu hors des cercles militaires spécialisés, l’art opératif est pourtant un pilier fondamental de la guerre moderne. Il est la traduction dynamique des objectifs stratégiques en actions tactiques coordonnées, à l’échelle des théâtres d’opérations.


1. Définition de l’art opératif

a. Définition générale

L’art opératif est l’ensemble des connaissances, méthodes et compétences permettant de concevoir, planifier et conduire des opérations militaires combinées à l’échelle d’un théâtre d’opérations en vue de concrétiser les objectifs de la stratégie.

Il s'agit d’un niveau intermédiaire entre :

  • La stratégie militaire, qui définit les buts à atteindre au niveau national ou coalition (victoire politique, neutralisation d’un ennemi, défense d’un territoire) ;

  • La tactique, qui concerne l’exécution concrète des combats et des manœuvres à l’échelle d’unités (bataillons, compagnies).

b. Ce que n’est pas l’art opératif

  • Ce n’est pas simplement de la logistique (même s’il l’intègre).

  • Ce n’est pas uniquement de la coordination tactique.

  • Ce n’est pas une doctrine fixe : c’est une approche dynamique, souvent contextuelle.


2. Genèse historique de l’art opératif

a. Les origines russes

L’art opératif est né dans les années 1920 en Union soviétique, dans le sillage des réflexions militaires post-Révolution. Il est formalisé par des penseurs comme :

  • Aleksandr Svechin, qui distingue la stratégie de la tactique, et imagine un lien intermédiaire.

  • Mikhaïl Toukhatchevski, qui conçoit la guerre comme une série d’opérations profondes dans le temps et l’espace.

Ils proposent une approche où l’armée ne cherche pas à remporter des batailles isolées, mais à enchaîner des actions coordonnées pour briser la capacité opérationnelle de l’ennemi dans sa profondeur.

b. Application durant la Seconde Guerre mondiale

L’art opératif atteint son apogée avec l’Armée rouge :

  • Opérations en profondeur (décrochage du front, rupture, exploitation).

  • Coordination massive entre infanterie, blindés, aviation, logistique.

  • Exemples : Opération Bagration (1944) – modèle d'opération interarmes et profonde.

Les Allemands avaient déjà, avec le Blitzkrieg, une approche implicite de l’art opératif, bien que non formalisée.


3. Art opératif vs stratégie vs tactique

NiveauObjet principalHorizon temporelÉchelle géographiqueCommandement
StratégieObjectifs de guerreLong termeGlobal ou nationalHaut commandement
Art opératifConduite des campagnes et opérationsMoyen termeThéâtre d’opérationsÉtat-major opératif
TactiqueConduite des combatsCourt termeLocal (zone de combat)Commandants sur le terrain

L’art opératif est donc un niveau de réflexion et de coordination :

  • Temporellement : plusieurs semaines à quelques mois.

  • Spatialement : de la centaine à la dizaine de milliers de kilomètres carrés.

  • Organisativement : mobilisation de plusieurs corps d’armée, forces interarmées (terre, air, mer, cyber...).


4. Les principes de l’art opératif

a. Objectif opérationnel

Chaque opération doit viser un objectif défini, réaliste et mesurable, qui contribue à l’atteinte des objectifs stratégiques.

b. Économie des moyens

L’art opératif cherche à concentrer les efforts là où l’effet sera maximal, souvent à travers des manœuvres de déséquilibre, d’encerclement, de saturation ou de rupture.

c. Synchronisation et tempo

  • Coordination dans le temps et l’espace des forces terrestres, aériennes, maritimes, cyber.

  • Le rythme (tempo) est crucial pour désorganiser l’ennemi et exploiter les ruptures.

d. Profondeur

  • On agit non seulement sur la ligne de front mais dans la profondeur du dispositif adverse : lignes de communication, logistique, commandement.

e. Initiative et flexibilité

  • L’art opératif donne une marge de manœuvre aux commandants pour exploiter les opportunités tactiques sans perdre de vue les objectifs supérieurs.


5. Exemples historiques illustratifs

a. Opération Bagration (URSS, 1944)

  • Objectif : détruire le Groupe d’armées Centre allemand.

  • Mobilisation de fronts entiers, manœuvre de double enveloppement.

  • Résultat : effondrement du front allemand en Biélorussie.

b. Guerre du Golfe (Coalition, 1991)

  • Campagne aérienne initiale + opération terrestre coordonnée.

  • Objectif : expulsion de l’Irak du Koweït, affaiblissement durable de ses capacités.

  • Usage du temps, de la mobilité et de la précision.

c. Ukraine (2022–2024)

  • Les deux camps mettent en œuvre des approches opératives :

    • Attaques en profondeur (drônes, HIMARS, sabotage).

    • Guerre de position combinée avec manœuvres ponctuelles.

    • Logique d’usure et de rupture ciblée.


6. Art opératif dans la guerre moderne

a. Guerre multi-domaines

L’art opératif moderne doit intégrer :

  • Cyberspace (perturbation, renseignement, guerre électronique),

  • Espace (satellites, GPS, surveillance),

  • Information (influence, guerre psychologique),

  • Logistique avancée (drones, IA, cloud militaire).

b. Rôle de l’intelligence artificielle

  • Planification dynamique des opérations.

  • Fusion de données multi-sources.

  • Simulation d’options opératives en temps réel.

c. Forces spéciales et hybridité

  • Opérations discrètes ayant un impact stratégique (sabotage, assassinat ciblé, influence).

  • L’art opératif s’adapte à la guerre hybride, mêlant régulier/irrégulier.


7. L’art opératif dans les doctrines contemporaines

a. États-Unis

  • Doctrine "Multi-Domain Operations" (MDO).

  • Intégration des feux interarmées et du commandement en réseau.

b. Russie

  • Héritage assumé de l’art opératif soviétique.

  • Guerre en profondeur + guerre hybride (maskirovka, désinformation).

c. France

  • Intégration dans les doctrines interarmées (ex : concept SCORPION).

  • Préparation à la guerre de haute intensité et à la projection rapide.


Conclusion

L’art opératif est le cœur battant de la guerre moderne. Sans lui, la stratégie reste abstraite et la tactique erratique. En reliant les grandes finalités aux réalités du terrain, il permet de construire des campagnes militaires cohérentes, efficaces et décisives.

Dans un monde où les conflits deviennent multi-domaines, rapides et technologiques, la maîtrise de l’art opératif sera plus que jamais le marqueur d’une puissance militaire crédible.

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